ch’an
Réflexion sur une oeuvre d’art chinoise selon les critères esthétiques chinois
Le Bouddha se trouvait sur le pic du Vautour. Au milieu de l’assemblée,
il montra une fleur. Mahâkâsyapa comprit et sourit. Ainsi la vraie doctrine se transmit du maître au disciple dans un silence absolu :
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Tchang Feng -rouleau vertical daté de 1660.Osaka |
« Une fleur ouvre ses pétales, et l’univers fleurit avec elle. » (1)
Les montagnes sont des montagnes, l’eau est de l’eau. [...]
Mais de ces montagnes, de ces rivières, du monde tout entier,
avec le soleil, la lune et les étoiles, de tout cela rien n’existe
hors de notre esprit. [...] C’est ainsi que la moindre vision,
le moindre son ne sont que l’Oeil de Sapience (2) du Buddha. » (3)
L’œil de sapience perçoit les choses dans leur vérité, en dehors de toute dualité.
Il appréhende en elles la vie qui est pure pensée, une en tous ses aspects.
Le monde étant en perpétuelle « mutation » (4) sa réalité n’a de sens uniquement d’un point de vue relatif, tout ce qui est perceptible par l’œil physique est impermanent et voué à la destruction. D’un point de vue absolu le monde perçu par l’œil physique n’a de réalité que celle qui lui est accordé par le temps. Par contre l’œil de sapience n’accorde d’importance qu’a ce qui est permanent et immuable dans la multiplicité des choses : le cœur du ch’an, le Dao.
« Le cœur du ch’an [unique] brille [dans chaque choses] comme la lune sur mille rivières, la véritable nature [de toutes choses] est aussi vaste que dix mille ciels. »(5)
A ce stade de dépouillement de notre « nature originelle » (6) , le choc qui provoque l’Eveil, une fleur peut le donner. Qui voit cette fleur soudain, dans l’étincellement d’une pensée unique, perd conscience de lui-même. Tel une goutte d’eau dans un océan, il est cette fleur, révélatrice de l’universelle réalité. Quand il peint, c’est l’univers qui peint à travers lui et le « souffle originel » (7) se décharge à travers son pinceau : il saisit sa peinture dans sa siccéïté (8) fulgurante.
En Chine est apparue très tôt une théorie esthétique d’après laquelle la peinture a pour objet d’exprimer la pensée et les sentiments de l’individu qui la crée. La Chine jugea toujours de la qualité d’une oeuvre d’après sa valeur humaine. Elle respectait l’élan créateur de l’individu aussi bien que la permanence assurée par la tradition.
Après l’effondrement de la dynastie Tang, plusieurs artistes allèrent se réfugier à Chengdu et y constituèrent une école très active et bien plus audacieuse que celle des Tang du Sud. Différentes sources littéraires nous apprennent, que les styles yipin, « sans contraintes », et la peinture monochrome à l’encre y jouirent d’une immense faveur.
La relation directe entre le ch’an et la peinture s’affirma dès le 10e siècle.
Shi Ko (10e s.), l’un des artistes de Chengdu, en fit l’expérience. On lui attribue deux œuvres qui se trouvent aujourd’hui au Japon (9) ; en réalité, ce ne sont pas des originaux mais des copies sans doute assez fidèles qui ne remontent certainement pas à la période des Cinq Dynasties. Quel que soit leur ancienneté réelle, elles montrent l’yipin, avec son graphisme rêche, appliqué à la peinture de personnages, et là se trouve leur importance.
Leurs sujets sont empruntés au Bouddhisme ch’an (10), ce courant original aurait été importé, de l’Inde en Chine, par le 28e patriarche indien, Bodhidharma au début du 6e siècle.
Malgré cette tradition, le ch’an est, selon toute vraisemblance, authentiquement chinois. La Chine avait été envahie quelques siècles plus tôt par le Bouddhisme, religion d’importation; avec le ch’an, c’est elle qui le transforme et lui imprime sa marque.
L’évolution du ch’an, du reste, jusqu’à ce qu’il atteigne à sa maturité aux 7e et 8e siècles, doit plus au Taoïsme et à tout une pléiade de penseurs chinois qu’à un apport spirituel quelconque venu de l’extérieur.
C’est la raison pour laquelle il a joué un rôle si grand dans la vie intellectuelle de la Chine de la fin des Tang, des Cinq Dynasties et de l’époque Song, et pour laquelle il fut seul à conserver intacte toute son audience au sein d’un dépérissement d’ensemble des autres écoles Bouddhiste.
Les nouveaux styles picturaux – travail rêche du pinceau, monochromie à l’encre – et le Bouddhisme ch’an se sont répandus à la même époque. Cette simultanéité a fait exagérer l’étroitesse de leur rapports. En réalité, le ch’an n’est pas plus responsable de l’évolution de la peinture que celle-ci ne l’est de la diffusion du ch’an. Des peintres ch’an se sont servi des nouvelles techniques, c’est incontestable, mais également, et avanteux, des lettrés confucéens, des sages taoïstes et les grands maîtres du paysage dont nous ignorons les convictions.
Au 13e siècle l’école ch’an suscita à nouveau un grand intérêt. Près de Hangzhou, des moines vivaient dans de petits monastères sur le lac de l’Ouest. Dans ce milieu monastique, deux peintres ont atteint la célébrité : Liang Kai et Muqi.
Artiste ch’an d’une grande élégance, Liang Kai (13e s.) a obtenu la plus haute récompense académique avant de se retirer au Liutong si, monastère ch’an du lac de l’Ouest. Sa peinture reflète ce ch’angement d’état : académique à ses début, elle deviendra un modèle de peinture « sans contraintes ».
Il est l’auteur de portraits (11) représentant superbement ce courant : une vivacité étonnante de l’exécution à l’encre transmet sur-le-champ l’humour qui le caractérise.
Sa peinture de Li Po exprime la pureté, la concentration et la spontanéité qui sont les composantes essentielles du courant de peinture monochrome ch’an.
La simplicité, la puissance et surtout l’humour caractérisent aussi le portrait d’un sage conservé au National Palace Museum de Taipei. Libéré de toute convention, le personnage est représenté en marche. Deux traits fins dessinent les yeux mi-clos sous un front proéminent. Le vêtement, brossé à l’encre avec un pinceau souple, dégage la poitrine et le ventre laissés nus. Le peintre a cherché à exprimer « l’homme vrai » dénudé de tout raffinement artificiel admiré à la cour. Liang Kai créé, avec ces deux portraits une vision épurée et directe correspondant à l’idéal ch’an, comme les Kakis de Mu Qi
La liberté du trait Surnommé « le peintre fou ».
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1- YUANWU, moine ch’an (1065-1135).
2- Oeil de Sapience : huiyan .
3- HUANGBO, Wanling lun, Taishô 2012 B (vol. XLVIII, p.385 c), traduction in : Tch’an (Zen),1970, p.35-51.
4- Bianhua : transformation, ch’angement.
5- « ch’anxin lang zhao qian jiang yue, zhenxing han wan li tian », extrait d’un poème tiré du Xiyou ji de Wu Cheng’en.
6- Nature originelle : benxing .
7- Souffle originel : yuanqi .
8- Siccéïté : rushi .
9- Voir illustration n°1 : d’après Shi Ko (?), copie du 13e siècle (?) : Patriarche et tigre – détail tiré de l’un des deux rouleaux verticaux intitulés « Deux patriarches en train de mettre leur esprit en harmonie » – encre sur papier. Tokyo, Commission pour la Protection des Biens culturels.
10- ch’an (de ch’anna) : transcription chinoise du mot sanskrit Dhyâna qui désigne la concentration de l’esprit et le recueillement, état dans lequel s’abolit tout dualisme, toutes distinctions entre Je et Tu, sujet et objet, vrai et faux. D’un point de vue exotérique, le ch’an (Zen, en jap.) est une école du Bouddhisme Mahâyâna qui se développa aux 6e et 7e siècles grâce à la fusion du Bouddhisme Dhyâna importé en Chine par Bodhidharma et du Taoïsme. Pris dans ce sens, le ch’an est une pratique dont le but est de mener à la vision de notre nature originelle (ben xing ou zhen xing ), par le dépouillement, la non-identification au corps et l’expérience immédiate de notre véritable nature, tel que le Buddha Shâkyamuni l’a vécu sous l’arbre Bodhi, après une période d’intense méditation. Plus que tout autre école du Bouddhisme, le ch’an donne la priorité à la spontanéité, à l’expérience de cet éveil parfait et insiste sur l’inutilité des rites religieux et de la confrontation intellectuelle, de la spéculation. D’un point de vue ésotérique : le ch’an n’est pas une religion, mais la racine indéfinissable et immuable, que l’on ne peut expérimenter que par soi-même. Dénudé de tout qualificatif, de tout concept elle est l’expression immédiate, l’actualisation de la perfection qui habite chaque homme à chaque instant. Il est proche du mysticisme taoïste; ainsi que la formuler l’un de ses maîtres : « Bouddha n’est rien d’autre que le Dao – Le Dao n’est rien d’autre que le ch’an ».
Rien ne nous permet d’affirmer que Shi Ko a été un adepte du ch’an; les sujets de ses œuvres sont aussi bien ch’an que taoïstes, bouddhistes religieux ou même tout simplement profanes. Ses « Deux patriarches en train de mettre leur esprit en harmonie » n’en sont pas – purement ch’an. L’un des sages, la tête enfoncée entre les épaules, s’appuie contre un tigre allongé par terre. On ne saurait dire s’il médite ou s’il dort; le tigre, lui, est en train de dormir. Pour dessiner la fourrure de l’animal et le vêtement du sage, le peintre ne s’est pas servi de l’instrument traditionnel mais d’un pinceau de paille ou de bambou effiloché. Cette œuvre provoque une impression presque kinesthésique.
A voir ce tracé déchiqueté, on sent le mouvement de la main qui en griffa le papier. Où elle s’arrêta un instant, des taches d’encre; où elle bondit, les zébrures des fibres s’écartant sous la pression du poignet. La tête du patriarche et celle du tigre sont traitées de façon plus conventionnelle.
Ce style correspond exactement aux descriptions anciennes de celui de Shi Ko;
par son rejet violent de l’orthodoxie (le cloisonnement délié rempli de lavis
de couleur), il relève de l’yipin, l’école « sans contraintes », et, en donnant le sentiment d’une création immédiate, s’accorde aux principes théoriques du ch’an.
L’harmonie de ces deux patriarches peut s’observer symboliquement. Avec une vue d’ensemble, on peut assimiler le couple sage/tigre à la graphie yin/yang du Taiji. En effet, chacune de leurs têtes se placent comme le germe respectif des contraires représentés par le point noir et le point blanc. L’effacement de la tête du sage, autant au sens propre (tracé très clair et peu délimité), qu’au sens figuré (absence d’émotion, d’expression), traduit un certain détachement ou une certaine lassitude à l’égard du monde, caractérisant si bien l’adepte du ch’an. Sa position sur un tigre partageant son repos en toute amitié, peut s’interpréter comme un dépouillement total de son être, une absence complète de l’emprise de la peur qui nourrie l’individualité et le repli sur soi; le personnage s’efface pour se fondre dans la nature.
11- Voir illustration n°2 et 3.
Jean-françois RAPELLI
BIBLIOGRAPHIE
CAHILL James, La peinture chinoise, collection Albert Skira Flammarion,
Genève, 1977. 213 p.
Consrevateur-adjoint pour l’art chinois à la Freer Gallery of Art, Washington.